Doctrine de l’Éveil et
métaphysique de la non-substance
Il manquait, et faisait incontestablement défaut, une étude sur les bases théoriques de la « Doctrine de l’Éveil » telle qu’exposée par Julius Evola (1898-1974), et l’ascèse du « détachement » qui en est l’exercice existentiel concret proposé à ceux désireux de placer leurs pas dans la « voie du héros métaphysique », question qui n’a jamais été abordée ni approfondie réellement jusqu’à nos jours, par les commentateurs de l’œuvre évolienne.
De ce fait, sous forme d’étude concise mais cependant relativement développée, « Julius Evola et la voie héroïque du ‘‘détachement parfait’’ », se présente comme un authentique guide pour traverser la période du nihilisme accompli dans laquelle nous nous trouvons bien malgré-nous plongés, et peut être regardé comme un traité du « parfait renoncement », un bréviaire pour le « héros spirituel », un viatique pour l’âme noble, offrant une mise en lumière du corpus métaphysique sur lequel s’est appuyé Evola tout au long de son existence, de sorte de fournir à l’homme différencié qui aspire à se libérer des impératifs et des fers de la situation actuelle, les clés théoriques de la « voie du détachement parfait », lui permettant en conséquence de demeurer « debout au milieu des ruines ».
Ce qui sous-tend invisiblement sur le plan métaphysique ce traité du « détachement parfait », correspond à ce que saint Augustin (+ 430) désignait par la « non-substantialité du mal », profonde intuition de l’évêque d’Hippone qui comprit, en s’éloignant de ses premières positions dualistes manichéennes, que le mal est sans substance, qu’il est un « rien », qu’il n’est ; si l’on peut dire, que du « néant », qu’il n’appartient pas à l’être, et que, de la sorte, s’il n’est rien, s’il n’a pas d’existence, alors le monde apparent, le monde illusoire des phénomènes, le monde concret que nous percevons par nos sens, ainsi que la « fin du monde », sont en fait exactement la même et identique chose.
La non-substance révélée à celui « qui connaît l’extinction », est conséquemment un « éveil », une « révélation » permettant de briser l’erreur ontologique dans laquelle croupie l’humanité depuis l’aurore des temps, et consiste donc à comprendre que le mal, dans sa prétention fallacieuse, est en fait une apparence imaginaire, une simulation parodique, une croyance erronée, une idée mensongère à la rare puissance de conviction, une tromperie qui se substitue de manière pervertie à l’effective réalité spirituelle, car il « n’existe » pas et ne peut pas « exister » de « non-être » substantiel [1].
Julius Evola – qui publia son étude sur l’ascèse bouddhique sous le nom : « La Doctrine de l’Éveil » en 1943 -, était donc fondé lorsqu’il écrivit, que cette doctrine, dite « de l’Éveil » est synonyme de la possibilité de détruire l’état engendré par les douze « nidânas » [2], incluant la méthode avec laquelle une telle possibilité de destruction, ou annihilation, peut être réalisée, ceci jusqu’à l’obtention de l’éveil et de l’illumination parfaite, qui n’est autre que le parfait détachement : « La doctrine paticca samuppâda étant entendue comme celle qui indique le caractère conditionné de l’existence samsârique, se relient directement à elle, la troisième et la quatrième vérité ariyas : la troisième, étant celle qui postule précisément la possibilité de détruire l’état, engendré par les douze nidânas; et la quatrième, étant celle qui concerne la méthode avec laquelle une telle possibilité peut être réalisée de fait, jusqu’à l’obtention de l’éveil et de l’illumination. Comme présupposition pratique, ascétique, vaut ici le principe de l’immanence. Il se trouve suggestivement exprimé dans un récit allégorique, où il est question de la “fin du monde”. Un interlocuteur du Bouddha lui dit qu’il s’était porté toujours plus outre — même avec une rapidité magique — mais sans pouvoir rejoindre la fin du monde. Le Bouddha réplique, disant : “On ne peut, en allant, rejoindre la fin du monde” — et il passe aussitôt à la signification symbolique, en ajoutant : “Où il n’y a ni naissance, ni décadence, ni mort, ni lever, ni périr”. En marchant — c’est-à-dire le long du samsara — on ne trouve pas la “fin du monde”. On doit la trouver en soi-même. Le monde est fini, là où les intoxications, les manies, les asâvas sont détruites. Et voici qu’est alors proclamé le principe : “En ce corps, qui n’est haut que de huit palmes, muni de perception et de conscience, c’est précisément en un tel corps que se trouvent compris le monde, l’apparition du monde, la fin du monde, et la voie qui conduit à la fin du monde”(Samyutta-nikâyo, I, 62 ; Anguttara-nikâyo, IV, 46 ; IX, 38). Base de l’expérience samsârique du monde, dans le corps, pris en sa totalité, et toutefois secret, tant du côté physique que du côté invisible, non seulement sont immanents tous les nidânas et se trouvent les racines de cette expérience, mais encore se situent les puissances qui peuvent éventuellement trancher de telles racines, au point de susciter la transformation d’un mode d’être en un autre mode d’être [3].»
De façon plus directe, et en des termes clairs, Evola résuma, en s’appuyant sur la tradition du bouddhisme zen japonais, ce qu’il en est de la situation pour l’homme différencié, de l’âme noble, de l’ascète, ayant réalisé intérieurement le parfait détachement : « Une vieille tradition disait ‘‘déjà infiniment lointain est le retour’’. Parmi les maximes du Zen qui indiquent la direction dont il s’agit, nous citerons celles-ci : la « grande révélation » que l’on atteint après une série de crises mentales et spirituelles, consiste à reconnaître qu’il « n’existe aucun au-delà », rien d’« extraordinaire », que seul existe le réel. Mais le réel est perçu dans un état où « il n’y a pas de sujet de l’expérience ni d’objet expérimenté », un état caractérisé par une sorte de présence absolue, où « l’immanent se fait transcendant, et le transcendant immanent ». On enseigne que dans la mesure où l’on cherche la Voie, on s’éloigne d’elle, ce qui vaut aussi pour la recherche de la perfection et la « réalisation » de soi-même. Le cyprès dans la cour, un nuage qui projette son ombre sur la colline, la pluie qui tombe, une fleur qui s’ouvre, la monotone rumeur du ressac : tous ces faits « naturels » et banals peuvent provoquer l’illumination absolue, le satori : ces faits, précisément en tant qu’ils n’ont pas de signification, de finalité ni d’intention, ont un sens absolu. C’est ainsi qu’apparaît la réalité, dans la qualité pure de « choses-qui-sont-comme-elles-sont ». La contrepartie morale est évoquée par des formules comme celles-ci : « L’ascète pur et incontaminé n’entre pas dans le nirvâna et le moine qui viole les préceptes ne va pas en enfer » ou : « Tu n’as pas besoin de chercher à te libérer des liens car tu n’as jamais été lié. » Dans quelle mesure on peut atteindre à ces sommets de la vie intérieure […] cela reste indéterminé [4].»
D’ailleurs Evola, concernant la question de la pensée de la « libération », cite plusieurs passages des sûtras qui sont tout à fait utiles à la méditation de celui qui aspire à la juste compréhension : « À cet égard, le pouvoir de la “pensée” est fréquemment mis en relief : “pensée”, en un vaste sens, et non avec quelque référence aux facultés simplement psychologiques. “Notre état est le résultat de nos pensées; elles en sont le fondement et la matière”(Dhamapada, I); “Le monde est guidé par la conscience, il est lié à la conscience; il est sujet au pouvoir de la conscience”(Anguttara-nikâyo, IV, 186 ; Samyutta-nikâyo, I, 7). C’est la pensée qui “enseigne l’homme et qui en tue le corps”. Par son effet, “existe tout ce qui a une forme”. “La pensée, notre sort et notre vie, ces trois choses sont étroitement connexes. La pensée oriente et dirige, détermine ici-bas notre sort, duquel dépend notre vie: et ainsi, en une mutuelle et pérenne concaténation”(Mahâparinirvâna, 64). Mais la pensée dépend de l’homme : si elle l’a conduit jusqu’au monde de l’agitation et de l’impermanence, est à elle — est-il dit — que le prince Siddharta dut son éveil, son être étant devenu un bouddha [5].»
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En définitive, « l’Éveil » consiste à comprendre que rien ne peut conduire où l’on est déjà, que rien, strictement rien n’a été enseigné, car la libération n’a pas à être recherchée, puisque depuis toujours, et pour toujours, il n’y a jamais eu nul temps dans lequel nous avons été placés ; il n’y a nulle détermination à laquelle nous fûmes jamais liés, il ne put surgir aucune vérité dans la pensée ou la non-pensée, dans la mesure où toute la matière, toute forme, n’est que de la pensée en l’état de « conscience » ; ainsi nous ne sommes pas, tout en étant ; la forme est le vide et le vide est la forme.
L’ultime détachement (Abgeschiedenheit) nous révèle – cette révélation, lorsque comprise dans l’esprit, étant identique à « l’Éveil » -, en un monde supra-conceptuel, que le monde et la « fin du monde » sont la même et identique chose.
Rien n’est apparu, rien ne disparaît. Tout est vide au sein de l’éternel Néant.
Julius Evola et la voie héroïque du «détachement parfait»
Doctrine de l’Eveil et métaphysique de la non-substance
Editions Arché, coll. Cahiers de l’Unicorne, 2019, 149 pages.
Notes.
[1] Bien évidemment dans le livre, les références présentées et analysées sont celles utilisées par Evola dans « La Doctrine de l’éveil », références issues du corpus bouddhique asiatique ancien, en particulier le Majjhimanikâyo inclus dans le Sutta-Pitaka, c’est-à-dire « La corbeille des enseignements ». Mais il sera aisé, chaque fois qu’apparaître la notion de « non-substance » – et elle apparaît de façon constante présidant au raisonnement en toutes ses formes argumentaires -, de lui substituer ou adjoindre, les développements augustiniens portant sur l’absence de réalité ontologique du mal, pur phénomène dénué de noumène, posé dans l’existence de façon empirique, étant non pas un « rien » mais n’étant « rien », vide, une pure vacuité ontologique, sans nature-propre, une simple « contre nature » non-substantielle (cf. S. Augustin, Contre l’épître du fondement, XXXIV), une absence objective de nature propre, un « non-être » car « il n’y a pas de nature ou de substance mauvaise en tant que nature et que substance » (s. Augustin, Rétractations, X), et si donc il n’y a pas de nature ou de substance de ce qui est apparent, alors, rien n’existe faisant qu’il est impossible de pouvoir se libérer de ce qui n’est pas, puisqu’on ne peut détruire une absence, anéantir une inexistence.
[2] « Nidanas », a le sens de « maillons », de chaîne, chacun des douze maillons apparaissant dans l’ordre de la manifestation, ou « réalité apparente », en dépendance absolue de ce qui le précède dans son existence, étant « conditionné » et constitué par sa causse immédiate. Ces douze nidanas sont, signalés selon leur noms sanskrit (skrt.) et pâli (pal.) :
- L’aveuglement, l’ignorance (skrt. avidyā, pal. avijjā) ;
- Les créations, formations et constructions mentales (skrt. samskāra, pal. sankhāra) ;
- La conscience discriminante (skrt. vijñāna, pal. vinnāna) ;
- Le nom et la forme (skrt., pal. nāma-rūpa);
- Les six « sphères » sensorielles (skrt. sadāyatana, pal. salāyatana) ;
- Le contact (skrt. sparśa, pal. phassa) ;
- La sensation (skrt., pal. vedanā) ;
- La soif (skrt. tṛṣna, pal. tanhā);
- L’attachement, l’appropriation (skrt., pal. upādāna) ;
- Le devenir (skrt., pal. bhava) ;
- La naissance (skrt., pal. jāti) désignant le processus depuis la conception ;
- La vieillesse et la mort (skrt., pal. jarā-maraṇa) désignant l’existence de la naissance à la mort.
[3] J. Evola, La doctrine de l’Éveil, op.cit., p. 96.
[4] J. Evola, Chevaucher le tigre, ch. III, « Dissolution de l’individu », § 18, « L’’’idéal animal’’. Le sentiment de la nature », op.cit., pp. 158-159.
[5] J. Evola, La doctrine de l’Éveil, op.cit., p. 96.