L’Esprit du Saint-Martinisme

Louis-Claude de Saint-Martin et la « Société des Indépendants »

« La religion ne sera plus un cérémonial extérieur,

mais les mystères intérieurs et saints

transfigureront le culte extérieur

pour préparer les hommes à l’adoration de Dieu «en esprit et en vérité… »

K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 3ème lettre, 1802

 

Nous savons, pertinemment, qu’il est de bon ton en divers milieux, de chercher à minimiser, voire, parfois même, purement et simplement nier, les divergences et vives critiques qui conduisirent Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), à s’écarter des méthodes et pratiques découvertes à Bordeaux entre 1768 et 1772, lors de son séjour auprès de Martinès de Pasqually (+ 1774), pratiques théurgiques dites « externes » et relevant, selon sa judicieuse expression, d’une initiation « selon les formes », le conduisant à s’orienter ensuite vers une voie nettement plus dépouillée en privilégiant un travail basé sur « l’interne » et la rencontre silencieuse du mystère Divin au centre de l’âme.

Cette exigence, certes rigoureuse, que certains depuis déjà longtemps semblèrent vouloir ignorer afin de justifier leur attrait vers des activités multiples et variées, largement périphériques au regard de la perspective réelle du théosophe d’Amboise, explique en grande partie l’éloignement qui a caractérisé la naissance, puis l’évolution logique de la majorité des « Ordres »  incluant l’appellation « Martinistes » dans leurs dénominations respectives, se revendiquant du Philosophe Inconnu, au point de les placer à une distance considérable de la pensée, pourtant clairement exprimée et qui ne laisse place à aucune contestation possible, de Saint-Martin.

I. Louis-Claude de Saint-Martin et la théosophie illuministe et mystique

Jacob Boehme (1575-1624),

premier maître de Saint-Martin selon « l’Esprit »

En effet, point non négligeable qui avait échappé à beaucoup, pour comprendre la pensée de Saint-Martin, il importe de savoir qu’elle relève, en plénitude, des vues du « christianisme transcendant » [1], le théosophe d’Amboise ayant été fortement marqué par les écrits et la spiritualité de ce qu’il est convenu d’appeler « les disciples anglais de Jacob Boehme » [2] – à savoir Jane Lead (1623-1669) [3], John Pordage (1608-1681) [4], Gottfried Arnold (1664-1714) et William Law (1686-1761) -, cette sensibilité théosophique et mystique à laquelle il adhéra, se caractérisant par une aspiration à l’établissement de « l’Église véritable des saints », c’est-à-dire des âmes régénérées et purifiées, libérées des formes et cérémonies « extérieures » pratiquées par les diverses églises institutionnelles, invitant chacun à établir une communion avec le Ciel uniquement par l’intermédiaire de « l’illumination intérieure », là où, précisément, le « Royaume » réside, et possède par excellence son séjour (Luc XVII, 21) [5].

Ceci explique pourquoi Saint-Martin s’appliqua à insister dans son œuvre, que l’hommeeckhart2-bs-618x330 possède en lui, par delà les éléments qui lui sont fournis par sa connaissance sensible et les réactions qu’elle produit sur sa conscience, une lumière intérieure, « active et intelligente », qui est seule à la source réelle de la pensée religieuse, lui donnant un inexplicable savoir, non matériel – et l’on touche ici à l’ontologisme métaphysique qui se retrouve chez nombre de mystiques, visionnaires ou penseurs, tels Maître Eckhart (1260-1328) [6], saint Jean de la Croix (1542-1591) [7], et évidemment Jacob Boehme (1575-1624) [8], puisant directement ses lumières dans la pensée de Dieu et son infinité, en découvrant le lien intime qui relie notre connaissance au « Principe » supérieur qui est à sa source.

II. L’accès à « l’Unité » par la voie selon l’interne

Il subsiste en effet en chaque être une  authentique capacité à retrouver « l’Unité » première, à rencontrer en lui la « source de l’Esprit », faisant qu’il est donc possible de réaliser, sous certaines conditions bien évidemment, une salutaire harmonie entre la nature de l’âme et la Divinité dans la mesure où, par le canal d’un cœur ouvert à l’essentielle réalité, l’esprit peut être bénéficiaire d’une compréhension intime rayonnant d’une ineffable connaissance par laquelle le Verbe divin Lui-même se révèle dans le centre intérieur de l’homme, « Révélation » en quoi consista le christianisme à son origine tel que le présenta le Divin Réparateur,  annonçant à la Samaritaine qu’il convenait, à présent, d’adorer Dieu en « Esprit et en vérité » (Jean IV, 23-24).

Sainte Cène III

« La religion ne sera plus un cérémonial extérieur,
mais les mystères intérieurs et saints transfigureront le culte extérieur
pour préparer les hommes à l’adoration de Dieu « en esprit et en vérité … »

Cependant, de par les déformations et l’éloignement de cette exigence « d’adoration intérieure », « en Esprit et en vérité », Saint-Martin eut la conviction profonde – ce qu’il exprima dans son dernier livre publié « Le Ministère de l’homme-esprit » (1802), non sans choquer certains observateurs de par la rudesse de ses propos qui ne portaient pas uniquement contre le catholicisme romain mais toutes les formes religieuses se déclarant « chrétiennes », d’Occident comme d’Orient -, que l’institution ecclésiastique avait perdu au cours des âges, non seulement le sens de son sacerdoce, mais qu’en plus elle était devenue hostile à l’essence de l’authentique christianisme [9], puisque le christianisme, aux tous premiers temps de son émergence sur la scène de l’Histoire, fut une voie magnifique offerte à chaque « âme de désir », afin qu’elle puisse retrouver sa véritable origine et sa nature essentielle, ce en quoi consiste son vrai bonheur en ce monde et dans l’autre, qui n’en sont en réalité qu’un seul, le nôtre n’étant cependant qu’en « apparence » [10] ; comme le déclarait avec justesse Karl von Eckhartshausen (1752-1803) :  « La religion ne sera plus un cérémonial extérieur, mais les mystères intérieurs et saints transfigureront le culte extérieur pour préparer les hommes à l’adoration de Dieu « en esprit et en vérité  [11]

III. La « Société des Indépendants » et le retour en fidélité à l’enseignement de Saint-Martin

Ces vérités, brièvement résumées dans cette présentation liminaire, ont fait l’objet du long travail d’exposition entrepris par la « Société des Indépendants » depuis l’initiative de sa constitution en octobre 2003, afin de permettre un accès à l’enseignement de Saint-Martin en le dégageant des visions occultistes, divinatoires, hermétiques, kabbalistiques, confessionnelles, et autres interprétations erronées qui s’étaient peu à peu superposées au fil du temps, au point de rendre difficile, pour ne pas dire impossible, une approche doctrinale véritable mais aussi, et surtout, un cheminement initiatique authentique, capable de conduire ceux qui aspiraient à la « vérité, jusqu’à la contemplation des mystères les plus cachés, évidemment inaccessibles sans un intense travail apte à faire advenir, invisiblement dans la haute chambre de l’âme, la naissance du « Nouvel Homme » : « La véritable génération à laquelle l’âme humaine est appelée aujourd’hui, est tellement sublime qu’il ne serait peut-être pas à propos d’en parler encore. Néanmoins, disons en passant que l’âme humaine n’est appelée à rien moins qu’à engendrer en elle son principe divin lui-même. » (L’esprit des choses « De la génération des âmes ») [12].

        a) La nécessaire régénération de l’âme

Si Saint-Martin insista avec une telle vigueur, avec une exceptionnelle chaleur de conviction, sur la régénération, si pour lui elle représentait tellement au sein de la démarche spirituelle, c’est que, si l’on y songe un instant, rien, absolument rien de bon ne peut sortir de celui qui n’a pas été renouvelé complètement ; rien n’est envisageable, acceptable et admissible, venant de celui qui n’a pas reçu la pure bénédiction de la souveraine onction du cœur nouveau. De même que rien de sincère ne peut surgir de celui qui n’a pas traversé les marécages de l’oubli, pareillement, aucun acte, aucune pensée ne sont fondés en vérité chez celui qui n’est pas passé par delà le royaume des ombres et des fantômes, chez celui qui n’est pas sorti du domaine des mirages, qui n’a pas quitté définitivement la comédie des vanités et le grotesque théâtre des illusoires et vaines prétentions.

       b) Originalité du travail « saint-martiniste

À ce titre, le travail saint-martiniste est un travail selon l’interne parce que c’est là, dans le cœur, en ce lieu précis, que se joue la possibilité même d’un devenir pour l’âme, c’est en cet endroit majeur et unique, que sont scellées les conditions d’un éventuel futur d’étroite union avec le divin pour l’âme de désir. Il n’y a donc pas, que cela soit dit solennellement, d’autres possibilités offertes au chercheur, d’autres chemins autorisant une approche des lieux saints : c’est du fond de l’âme que doivent s’élever les encens de la prière, c’est de ce « centre » que se font entendre les cantiques adressés au Roi des cieux, c’est en cet endroit que sont célébrées les ineffables noces suressentielles qui voient, en un indescriptible mystère, la chère épouse se reposer définitivement sur le cœur secourable du Seigneur et s’endormir, dans une paix profonde, pour une éternité de perpétuel amour.

IV. La prière comme « théurgie » véritable

On comprend sans peine, après ce qui vient d’être exposé, qu’il ne convient pas d’agir, au sein de la voie spirituelle selon l’interne, comme on le ferait dans les autres sentiers beaucoup plus larges et singulièrement fréquentés, où sont utilisés, sans honte apparente, des moyens pesants et grossiers, fruits misérables de l’aveuglement des hommes qui s’imaginent, naïvement, conquérir le Ciel à l’aide de leurs ridicules et dérisoires manœuvres en s’appuyant sur des connaissances imparfaites et limitées. Saint-Martin, avec intelligence, nous rappelle que nous possédons un itinéraire, ô combien plus sûr et plus simple, pour nous approcher de l’Éternel, un véhicule idéal incomparablement supérieur à tout autre et qui ne connaît nul équivalent : la prière.

getatt

La prière est une échelle dressée vers le vaste Ciel, elle est « une échelle avec laquelle ont peut s’élever jusque dans le ciel des cieux »

La prière est le seul adjuvant que Dieu a laissé après le péché originel dans sa bonté, à sa créature, afin qu’elle en use pour parvenir à sa réconciliation, pour qu’elle obtienne les grâces qui lui font tant défaut, les consolations qui lui manquent tragiquement et la livrent cruellement à la souffrance depuis ce malheureux épisode de la Chute. La prière est un levier capable de soulever tout le poids du monde déchu, et d’en transposer la pesante matérialité en la changeant en un vibrant élan de transfiguration. Elle est aussi une puissance de vie et d’éternité, agissant dans les êtres avec une surprenante efficacité qui, parfois, étonne énormément, mais toujours guérit et répare les conséquences désastreuses dont nous héritons dès le berceau de par le crime de notre premier parent selon la chair. La prière est donc souveraine et essentielle, elle surpasse, sans conteste, les stériles procédés dont nous nous entourons pour palier à nos insuffisances et auxquels, médiocrement, nous nous accrochons piteusement. La prière est une échelle dressée vers le vaste Ciel, elle est « une échelle avec laquelle ont peut s’élever jusque dans le ciel des cieux », comme le dira pertinemment Saint-Martin ; la prière est offerte librement à ceux qui souhaitent s’engager vraiment dans la purification du cœur et la célébration de l’unité.

V. L’onction sacerdotale de « l’homme-esprit »

Le nouvel homme, comme il est normal, aura d’abord du mal à entrevoir ce qu’entraîneront comme conséquences directes les opérations produites par sa prière active. Il ne s’apercevra même pas, tant elles sont parfois insensibles et subtiles, des modifications significatives qui commenceront, lentement, à transformer son être et le travailler afin de le rendre conforme à la volonté de Dieu. Mais, alors même que rien ne le laissera supposer, « …au moment où nous nous y attendrons le moins, notre heure spirituelle arrivera, et nous fera connaître, comme à l’improviste, ce délicieux état du nouvel homme. C’est dans cette classe que sont choisis ceux qui sont destinés à administrer les sanctifications du Seigneur. » (Le Nouvel homme, § 20.)

Cette dernière phrase, loin d’être anodine, est bien plutôt d’une renversante portée puisqu’elle ne dit rien d’autre, formellement, que le nouvel homme, après être passé par les douleurs de la naissance, après avoir été béni par Dieu, est destiné à recevoir une sublime onction de nature sacerdotale qui en fera un prêtre de l’Éternel.

VI. L’ordination secrète de l’âme intérieure

Sanctuaire (2)

« Tu m’as fait sentir que, s’il n’y avait point de prêtre pour ordonner l’homme,

c’est le Seigneur qui l’ordonnerait lui-même et qui le guérirait. »

(L’Homme de désir, § 65.)

Jésus EnfantOr, la réception de cette onction porte un nom particulier, elle est désignée par un mot précis que l’on n’évoque qu’en tremblant : « ordination » et, en effet, il s’agit bien, à cette étape fondamentale du cheminement, d’être « ordonné », consacré, sans aucune médiation humaine, en tant que prêtre du Saint Nom. Saint-Martin nous le dévoilera d’abord discrètement sous la forme d’un entretien, d’une révélation privée du plus haut intérêt : « Tu m’as fait sentir que, s’il n’y avait point de prêtre pour ordonner l’homme, c’est le Seigneur qui l’ordonnerait lui-même et qui le guérirait. » (L’Homme de désir, § 65.) Puis il n’hésita pas à nous expliciter entièrement le sens et la valeur de cette « ordination » d’une genre inhabituel, ne ressemblant à aucune transmission classique telle que les hommes les accomplissent selon les vénérables, et souvent immémoriaux, principes de la Tradition.

Nous sommes ici dans le cadre d’une communication absolument originale, d’une nature différente de toutes celles qui sont connues en mode humain, d’une consécration qui ne relève pas de procédés familiers. En réalité, si l’être a modifié son rapport au monde, s’il s’est éloigné des fausses lumières de la trompeuse apparence, il est alors devenu un étranger pour lui-même et pour les autres, il n’est plus dépendant des méthodes temporelles mais, au contraire, sous l’influence d’une opération proprement et entièrement Divine, capable de le changer dans toutes ses facultés :

« L’homme qui, comme étant la pensée du Dieu des êtres, s’est observé au point d’avoir abandonné ses propres facultés à la direction et à la source de toutes les pensées, n’a plus d’incertitudes dans sa conduite spirituelle quoiqu’il n’en soit pas à l’abri dans sa conduite temporelle, si la faiblesse l’entraîne encore dans des situations étrangères à son véritable objet ; car dans ce qui tient à ce véritable objet, il doit espérer les secours les plus efficaces, puisqu’en cherchant à le poursuivre et à l’atteindre, il suit la volonté Divine, elle-même, qui le presse et l’invite de s’y porter avec ardeur.  Mais d’où lui vient cette manière d’être si avantageuse et si salutaire ? C’est que s’il parvient à être régénéré dans sa pensée, il l’est bientôt dans sa parole qui est comme la chair et le sang de sa pensée, et que quand il est régénéré dans cette parole, il l’est bientôt dans l’opération qui est la chair et le sang de la parole […] tout en lui se transforme en substances spirituelles et angéliques, pour le porter sur leurs ailes vers tous les lieux où son devoir l’appelle…. » (Le Nouvel homme, § 4.)

Ainsi, l’ordination reçue, outrepassant toute mesure humaine, donne l’insigne privilègeCalice de pénétrer à l’intérieur du Sanctuaire, elle rend possible le passage derrière le second voile du Temple. L’adepte peut alors entendre ces paroles surprenantes qui lui sont délivrées secrètement : « la vertu attachée à l’Arche Sainte te fera ouvrir les portes éternelles, et fera descendre sur toi quelques écoulements de ces influences vivifiantes dont se remplissent à jamais les demeures de la lumière. » (Ibid., § 16.) Or la mise en présence avec l’Arche Sainte n’est jamais anodine, c’est un acte dont la portée est souvent non totalement appréhendée dans toute sa dimension, même parmi les initiés et les êtres instruits dans certaines sciences. Il importe, de ce fait, que soit clairement annoncé à l’élu le sens plénier de cette situation au sein de laquelle il ignore les conséquences ultimes de ce qui est en train de lui survenir.

 VII. Le véritable ministère de l’homme-esprit

ihs (2)L’interrogation, à laquelle Saint-Martin nous invite directement, plus que jamais actuelle, exige une réponse sincère, une réponse en forme de décision qui engage le tout de l’homme dans le tout de Dieu, de manière à ce que l’homme remplisse sa mission, mission essentielle pouvant contribuer au salut et à la libération de toute la Création, mission qui instituera durablement, et ce jusqu’à la consommation des siècles, « le véritable ministère de l’homme-esprit ».

Rajoutons également, et c’est peut-être là le secret le plus intime de la doctrine, nous devrions dire, plus justement, de la « théosophie » de Saint-Martin, qui était persuadé, en son for intérieur, d’être chargé par la Divine Providence d’un sublime devoir d’enseignement résumant le savoir initiatique universel, que cette mission se double d’une extraordinaire perspective métaphysique, puisqu’il s’agit, rien moins, que d’amener l’âme à faire s’épanouir en elle le « désir » de Dieu, à faire concrètement naître Dieu en elle, et ainsi être capable, en communion à la même et identique substance, d’enfanter en son sein le Verbe.

   Conclusion

Alors il pourra être annoncé, pour l’éternité, dans l’indicible formulation du mystère de la « Divine Charité », que  le cœur de « l’Homme-Esprit » est devenu « le Dieu de son Dieu ».  La dernière instruction écrite destinée à la publication, que nous laisse, comme un très pur enseignement, le Philosophe Inconnu, en conséquence nous dit ceci :

« Homme de désir attends en paix le fruit de ta prière… »

« Homme de désir attends en paix le fruit de ta prière, tu ne tarderas pas à sentir le cœur de ton Dieu pénétrer dans toutes tes essences, et les remplir de ses douleurs ; et quand tu te sentiras crucifié par les propres angoisses de ce cœur divin,  tu reviendras dans le temps, pour y remplir selon ta mesure et selon ta mission, le véritable ministère de l’Homme-Esprit. » (Le Ministère de l’homme-esprit.)

L’Esprit du Saint-Martinisme

Louis-Claude de Saint-Martin et la « Société des Indépendants »

Commande du livre :

La Pierre Philosophale, 2020, 580 pages.

Notes.

[1] Lorsque Joseph de Maistre (1753-1821), écrit dans le XIe Entretien des Soirées de Saint-maistre2Pétersbourg, en évoquant le christianisme professé par les illuminés allemands : « C’est ce que certains Allemands ont appelé le christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique, sur une base chrétienne », il traduit l’expression courante outre-Rhin « Überragendes Christentum », que l’on trouve également sous le nom de « Transzendental Christentum » sous la plume de certains auteurs, formule utilisée en synonyme de l’adjectif « Überragend ». On pourrait donc penser que Maistre adopte le terme « transcendantal », avec toutes les implications philosophiques afférentes signalées par le dictionnaire, et dont les « transcendantaux » en métaphysique offrent un déploiement sémantique et herméneutique d’une prodigieuse richesse, qui fut d’ailleurs largement utilisée par Emmanuel Kant (1724-1804). La résolution de la difficulté nous est cependant fournie par un autre texte de Maistre, moins connu, qui n’était pas destiné à la publication, à savoir les « Quatre chapitres inédits sur la Russie » – issus de pages confidentielles éditées par le fils de Joseph Maistre, le comte Rodolphe de Maistre (1789-1866), à titre posthume à Paris. Voici ce qu’on peut y lire : « Ce christianisme réel, désigné chez les Allemands par le nom de christianisme transcendant, est une véritable initiation ; il fut connu des chrétiens primitifs, et il est accessible encore aux adeptes de bonne volonté. » (Cf. Quatre chapitres sur la Russie, ch. IV, « De l’illuminisme », Librairie Auguste Vaton, 1859, pp. 91-128). Maistre fait donc bien référence dans les Soirées, à un « christianisme transcendant », lorsqu’il parle du christianisme « transcendantal », la suite est importante : « connu des chrétiens primitifs, et accessible encore aux adeptes de bonne volonté ».

[2] S. Hutin, Les disciples anglais de Jacob Boehme aux XVIIe et XVIIIe siècles, Éditions Denoël, « La Tour Saint-Jacques », 1960.

[3] Dans une lettre à Kirchberger, Saint Martin conseille la lecture de deux ouvrages, qui lui ont fait « beaucoup de plaisir surtout le deuxième »,  portant « sur la voie intime et secrète », inclus dans l’Histoire de l’Église et des hérétiques, par Arnold, 3 vol. in-fol. [Histoire impartiale des Églises et des sectes depuis le Nouveau Testament jusqu’à l’année 1688 après Jésus-Christ, Gottfrierd Arnold, Francfort, 1699-1700].

  • « Le premier s’appelle Récit de la Direction spirituelle d’un grand témoin de la vérité qui vivait aux Pays-Bas, vers l’an 1550, et qui par ses écrits est connu sous le nom hébreu de Hiel. Tome II, d’Arnold, part. 3 ch. 3, §§ 10, 27, pag. 343.
  • Le second s’appelle Discours de Jeanne Lead [Jane Lead] (Anglaise de nation) sur la Différence des révélations véritables et des révélations fausses, se trouvant dans la préface du soi-disant Puits du jardin (Garten brun), qui a paru à Amsterdam l’an 1697. Tome II d’Arnold, part. 3, chap. 20, page 519. » (Saint-Martin, lettre à Kirchberger, 12 juillet 1792).

[4] Signalons en particulier, de John Pordage, sa Theologia Mystica (1683) et son magnifique texte intitulé Sophia (1699), appelant à l’établissement d’un christianisme libéré de la mainmise des prêtres et éclairé, seulement, par la grâce de Jésus-Christ.

[5] Il importe d’avoir à l’esprit, et de se remémorer chaque fois que l’on aborde ce verset de l’Écriture, que le passage de l’Évangile de Luc, dans lequel le Christ fait allusion à la « Présence » du « Royaume », dit explicitement, contrairement à ce que des traductions inexactes font imprimer dans beaucoup de versions : « Le royaume est à l’intérieur de vous. » (Luc XVII, 21). Et l’original grec ἐντὸς ὑμῶν (entos humôn), dit bien, comme la traduction latine de la Vulgate, qui ne se trompe pas à cet égard, l’écrit : « intra vos », c’est-à-dire « à l’intérieur de vous » ou « en vous », ou encore acceptable « au-dedans de vous », et nulle autre chose.

[6] Maître Eckhart dans sa doctrine de l’analogie d’attribution, soutient que les créatures et le Créateur entretiennent un rapport comparable à ceux existant entre les attributs et les substances : « Si Eckhart cherche à transpercer l’enveloppe des êtres créés pour y saisir Dieu, c’est parce que les créatures sont des analogués finis toujours affamés de l’infinité d’être… » (cf. Vladimir Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, ch. V, Splendor in medio, § 11, A Deo et in Deo).

[7] La communion d’identité de l’intellection à l’essence divine incréée est fondée sur cette conviction : seul le même connaît le même : « La connaissance essentielle de la Divinité, sans intermédiaire  quelconque [] s’opère par un certain contact de l’âme avec la Divinité, chose qui est au-dessus de tout sens et de tout accident, dès lors qu’il s’agit d’un contact de substance pure avec une autre substance pure, c’est-à-dire de l’âme avec la Divinité. » (S. Jean de la Croix, Cantique spirituel, str. 32e).

[8] Jacob Boehme affirme : « Où veux-tu donc aller chercher Dieu ? Ne le cherche que dans ton âme qui est la nature éternelle, dans laquelle est le divin engendrement. » (Confessions, ch. 6, § VII, 16.)

[9] Ce sur quoi insistait par ailleurs Saint-Martin, c’est que les prêtres avaient entièrement oublié les vérités fondatrices du christianisme, au point même de représenter aujourd’hui un obstacle à leur compréhension, en particulier pour les âmes désireuses des connaissances véritables qu’on cache à leurs yeux. Il soulignait ainsi : « Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme, la Providence qui veut faire avancer le christianisme a dû préalablement écarter les prêtres, et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l’ère du christianisme en esprit et en vérité ne commence que depuis l’abolition de l’empire sacerdotal; car lorsque le Christ est venu, son temps n’était encore qu’au millénaire de l’enfance, et il devait croître lentement au travers de toutes les humeurs corrosives dont son ennemi devait chercher à l’infecter. Aujourd’hui il a acquis un âge de plus, et cet âge étant une génération naturelle doit donner au christianisme une vigueur, une pureté, une vie, dont il ne pouvait pas jouir encore à sa naissance...»  (Mon Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 707.)

[10] « J’entends souvent les hommes dire : L’autre monde; je crois que c’est de celui-ci qu’il faudrait parler ainsi, car il n’est que l’enveloppe du monde véritable, comme les corps de baleines, et tous nos vêtements quoiqu’étant les plus extérieurs et les plus sensibles, ne sont cependant que notre second corps, que notre autre corps en comparaison de notre corps naturel. » (Portrait, § 552). Dans une tonalité voisine, insistant sur l’absence de séparation entre la vie ante-mortem et post-mortem, Saint-Martin écrivait également : « Lespérance de la mort fait la consolation de mes jours, aussi voudrais-je que lon ne dît jamais : lautre vie; car il n’y en a qu’une. » (Portrait, § 109).

[11] K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 3ème lettre, 1802. Dans Robert_Wilhelm_Ekman_-_Kristuksen_ylösnousemus,_nykyisen_Keski-Porin_kirkon_alttaritaulun_luonnos_-_A_II_990-5_-_Finnish_National_Gallerycet ouvrage, Eckhartshausen décrit magnifiquement les « mystères de l‘Église intérieure » : « L’Église intérieure naquit tout de suite après la chute de l’homme, et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l’espèce humaine tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle […] Ce sanctuaire intérieur resta toujours invariable, quoique l’extérieur de la religion, la lettre, reçût par le temps et les circonstances différentes modifications, et s’éloignât des vérités intérieures, qui seules peuvent conserver l’extérieur ou la lettre […]  La religion et les Mystères se donnent la main pour conduire tous nos frères à une vérité; l’une et les autres ont pour but un renversement, un renouvellement de notre être; tous deux ont pour fin la réédification d’un temple dans lequel la sagesse habite avec l’amour, Dieu avec l’homme […] La religion se divise en une religion extérieure et une intérieure. La religion extérieure a pour objet le culte et, les cérémonies, et la religion intérieure, l’adoration en esprit et en vérité […] Mais nous approchons maintenant du temps où l’esprit doit rendre la lettre vivante, où la nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra, où les hiéroglyphes passeront en vision réelle, les paroles en entendement. Nous nous approchons du temps qui déchirera le grand voile qui couvre le Saint des saints. Celui qui révère les saints mystères ne se fera plus comprendre par les paroles et les signes extérieurs, mais par l’esprit des paroles et la vérité des signes. C’est ainsi que la religion ne sera plus un cérémonial extérieur; mais les mystères intérieurs et saints transfigureront le culte extérieur pour préparer les hommes à l’adoration de Dieu en esprit et en vérité. Bientôt la nuit obscure de la langue des images disparaîtra, la lumière engendrera le jour, et la sainte obscurité des mystères se manifestera dans l’éclat de la plus haute vérité...» (Ibid., 2ème Lettre.)

[12] On touche ici, avec la question de la naissance de « Dieu dans l’âme », à la dimension la plus extraordinaire dans sa sublimité de la pensée du Philosophe Inconnu. de même, son à mettre en relation avec l’idée de génération divine, les extraits suivants :  « La raison pour laquelle Dieu a produit des millions d’êtres-esprits, est pour qu’Il pût avoir, dans leur existence, une image de Sa propre génération ; car sans cela, comme on l’a vu plus haut, Il ne se connaîtrait pas Lui-même, parce qu’Il procède toujours devant Lui ; encore, malgré ces innombrables miroirs qui rassemblent de tous côtés, autour de Lui, Ses universels rayons, chacun selon leurs propriétés particulières, Il ne Se connaît que dans Son produit et Son résultat et Il tient Son propre centre éternellement enveloppé dans Son ineffable magisme. » (De l’Esprit des choses, « De l’esprit des miroirs divins, spirituels, naturels, etc. ») ;  « C’est pourquoi Dieu ne cherche qu’à prendre forme dans l’homme, afin que l’homme, sentant vivement, virtuellement et naturellement en soi la vie de Dieu, la génération de Dieu, la forme de Dieu, enfin tous les caractères et les facultés de Dieu, il puisse ensuite, comme un livre vivant, raconter toutes ces merveilles, entraîner l’âme de ses lecteurs et leur faire naître l’ardent désir de connaître aussi par eux-mêmes ces ineffables magnificences. Car nous ne sommes rien, tant que Dieu ne s’écrit pas Lui-même dans notre corps, dans notre esprit, dans notre cœur, dans notre âme, dans notre pensée, c’est-à-dire, tant que nous ne nous sentons pas diviniser dans toutes les substances et dans toutes les facultés qui nous constituent. » (Ibid., « De l’esprit des livres).

 

search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close